« Dire l’inceste », Sociétés & Représentations

inceste pere fils

Anne-Emmanuelle Demartini (dir.)

À l’automne 2017, suite à une série de dénonciations de violences sexuelles dans le milieu du cinéma hollywoodien, des milliers de personnes, dont une grande partie de femmes, ont partagé et dénoncé publiquement sur les réseaux sociaux des abus subis au cours de leur vie. Dans ce contexte de prise de parole collective et individuelle, la lecture du numéro 42 de Sociétés et Représentations,intitulé « Dire l’inceste », semble particulièrement d’actualité. Le dossier, coordonné par Anne-Emmanuelle Demartini, vise à questionner la manière dont et les conditions dans lesquelles on parle de l’inceste dans la société française (avec deux brefs pas de côté en Italie et aux États-Unis) et permet ainsi d’examiner la construction et le fonctionnement d’un tabou. Au prisme de la question du « dire », émerge également celle des représentations de l’inceste. Les huit contributions reposent sur une distinction entre l’inceste de la théorie anthropologique, correspondant à une règle de parenté et plus particulièrement à une prohibition liée aux unions, et l’inceste « pratique », entendu comme un acte sexuel constituant aujourd’hui un crime qui engage un rapport asymétrique lié à la parenté et à l’âge. C’est du second dont il est question. Les articles sont issus de diverses disciplines (histoire, anthropologie, histoire de l’art et littérature) et couvrent différentes périodes (Moyen-Âge, XIXe, XXe et début du XXIe siècle), ce qui permet de saisir la dimension historique et les enjeux de la parole sur l’inceste.

Le dossier montre tout d’abord comment l’inceste a progressivement été considéré comme un crime sexuel dénonçable par ses victimes. Premier contributeur, Didier Lett rappelle qu’à la fin du Moyen-Âge chrétien, l’inceste est avant tout considéré comme un péché, une forme de sexualité interdite, au même titre que la sodomie ou l’adultère. Les sources judiciaires qu’il a étudiées (qui concernent Bologne au début du XVe siècle) témoignent de cas d’incestes père-fille jugés en tant que crimes, mais ces cas sont toujours associés à des actes de luxure et de débauche : dans les affaires d’abus sexuels extra-familiaux sur de jeunes filles vierges, ces dernières, du fait de leur virginité, sont considérées comme n’ayant pas pu donner leur consentement à l’acte sexuel ; mais lorsqu’il s’agit d’inceste, les liens du sang entre les protagonistes sont censés créer une attirance coupable, une pulsion de débauche à laquelle ils cèdent. Père et fille sont blâmé·e·s pour péché de luxure, ce qui empêche de penser toute notion de (non-)consentement ou de rapport victime/agresseur. L’article d’Anne-Claude Ambroise-Rendu, consacré à une toute autre époque, répond particulièrement bien à celui de Didier Lett en présentant les conditions qui ont permis l’émergence d’une parole publique sur l’inceste en tant que crime sexuel en France à la fin du XXe siècle. L’essor des médias de masse, et les évolutions du secteur audio-visuel en particulier, participent au développement d’une nouvelle vision de l’inceste comme un crime sexuel intergénérationnel – devenant ainsi une catégorie de la pédophilie – dénoncé à visage découvert par ses victimes à partir des années 1980. La parole et surtout la révélation deviennent des poncifs du schéma discursif télévisuel et journalistique sur l’inceste et c’est progressivement la question de la souffrance des victimes, notamment psychique, et de sa réparation qui s’impose. L’inceste est ainsi devenu dicible en tant que crime sexuel. Bien qu’éclairante, la distance historique entre l’article de Didier Lett et le reste des contributions ne permet toutefois pas de saisir pleinement les ressorts de la transformation de la parole et des représentations sur l’inceste entre le Moyen-Âge et le XIXe siècle.

  • 1 Voir notamment Durkheim Émile, « La prohibition de l’inceste et ses origines », L’Année sociologiqu (…)
  • 2 En 1933, Violette Nozière a assassiné son père suite aux abus sexuels qu’il lui a fait subir pendan (…)
  • 3 Raymond Gouardo a violenté et violé sa fille, Lydia Gouardo, de 1975 à sa mort en 1999, à la vue et (…)

Le dossier insiste ensuite sur les limites de la libération de la parole sur l’inceste. En effet, il permet de comprendre le tabou qui s’est progressivement formé autour du crime incestueux au XIXe siècle et ses conséquences, semblant s’opposer ici aux théories anthropologiques sur le tabou universel de l’inceste. Fabienne Giuliani montre comment, au cours du XIXe siècle, le terme en lui-même est devenu indicible. Avec la rédaction des codes napoléoniens, les périphrases se généralisent au sein des classes politiques pour désigner l’inceste – on parle d’« acte monstrueux », du « plus odieux attentat » ou encore du « dernier outrage » (Giuliani, p. 42). Cette pratique se diffuse de manière hétérogène mais gagne progressivement toutes les couches de la société dans les années 1870, grâce à la presse. Ce processus s’accompagne d’un discours sur les dangers que représente l’inceste, en en faisant un repoussoir. L’article d’Anne-Emmanuelle Demartini, à partir de l’affaire Nozière, informe sur les effets de l’établissement du tabou, plus particulièrement en ce qui concerne la difficulté à dénoncer un crime incestueux devant la justice. L’étude des discours produits sur l’affaire montre comment les propos de Violette Nozière disponibles dans les sources (presse et archives judiciaires) sont toujours retravaillés par les journalistes et les professionnels du monde judiciaire en fonction du paradigme en cours sur l’inceste, utilisant les procédés périphrastiques évoqués précédemment. Cela conduit à une mise sous silence des abus paternels. Seul le parricide est retenu, tandis que l’accusation d’inceste est mise en doute et finalement ignorée par la presse et la justice. La contribution de Léonore Le Caisne forme un intéressant parallèle en analysant les conditions du non-dit dans la société contemporaine à partir de l’affaire Gouardo, médiatisée à la fin des années 2000. L’analyse du discours des habitant·e·s du village où résidait la famille montre que l’inceste n’a pas été tu – puisque ceux-ci en avaient connaissance et en parlaient – et cependant n’a pas été dit, en tout cas n’a pas été dénoncé. La parole échangée dans le cadre des commérages porte une fonction particulière : elle permet d’établir les hiérarchies et les limites de la communauté villageoise. Elle ne brise en revanche pas la configuration dans laquelle l’inceste semble normal. L’article de Dorothée Dussy apporte un éclairage complémentaire en exposant comment, dans l’histoire des sciences sociales, l’inceste en tant qu’objet d’étude a été construit comme un interdit, conduisant à nourrir le tabou et à invisibiliser les abus incestueux.

Deux contributions se distinguent de l’ensemble par leur approche et leur sujet. L’entretien avec Camille Morineau, commissaire de l’exposition du Grand Palais de Paris et du musée Guggenheim de Bilbao consacrée à Nicky de Saint Phalle en 2014-2015, ainsi que l’article de Tina Harpin sur le roman de Toni Morisson The Bluest Eye (1970, États-Unis) offrent une perspective originale en montrant la potentialité oblitérante de l’inceste et comment, dans le même temps, il peut donner de la puissance à une œuvre d’art ou de littérature sans en devenir le motif unique.

  • 4 La Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfance fait suite à une première (…)
  • 5 Romero Marie, « Qualifier pénalement l’inceste : les incertitudes du droit pénal français contempor (…)

Dans le contexte de la récente réforme inscrivant un surqualificatif incestueux concernant les abus sexuels sur mineurs dans le Code Pénal – d’ailleurs citée à plusieurs reprise –, le dossier aurait pu être complété par une contribution consacrée au dire de l’inceste dans le droit et la pratique judiciaire contemporains. Les récents travaux de Marie Romero apportent un complément intéressant à cet égard. On peut enfin regretter que l’un des objectifs du dossier, traiter des représentations sur l’inceste, ne soit pas davantage approfondi et plus clairement présenté. Le rapport avec les représentations sociales des liens de parenté, comme la place donnée aux liens du sang, évoquée brièvement par Fabienne Giuliani, aurait par exemple pu être développé. La distinction fondatrice du dossier entre l’inceste comme interdit de la théorie anthropologique et l’inceste comme crime sexuel pratique pourrait être questionnée. Elle amène les auteur·e·s à utiliser des expressions telles que « inceste intrafamilial » ou « inceste au sens étroit du terme » (Didier Lett, p. 17), « phénomène incestueux » (Fabienne Giuliani, p. 31) ou encore « situation incestueuse » (Anne-Emmanuelle Demartini, p. 49), qui pourraient faire l’objet d’une discussion. Reste que le dossier de la revue Sociétés et Représentations « Dire l’inceste » se distingue par sa richesse et par la qualité de l’écriture des contributeurs et contributrices, qui rendent sa lecture agréable, pleine d’apprentissage et de pistes de réflexion.

Source : Open Edition

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